Il faut que je raconte ça: dans un village en pierre dont le nom est sorti de ma tête, au beau milieu de ma route vers nulle part et où j'ai voulu m'arrêter un instant pour chercher du pain, il y avait, en plein centre d'un carrefour fantôme, une assez grande caisse en bois, haute d'un peu moins d'un mètre et large de deux sur trois. Le ciel gris allait faire tomber de l'eau, mais un tout petit homme apparu de derrière un arbre est monté sur la caisse, et puis un deuxième, un troisième - tous barbus mais ne dépassant pas le mètre vingt. Le premier avait dans les bras une demi-poire en métal, le long de laquelle étaient tendus comme de longs cheveux roux, aussi longs qu'était longue la demi-poire: soit un bon demi-mètre; le deuxième s'était accroché à la veste tout un assortiment de pots en verre, bleus, transparents, rouges; pailletés; le troisième enfin avait, grâce à un élastique tendu derrière sa tête, enfilé au bout du nez un court tube en plastique noir troué au bout. Ils m'avaient tout l'air d'être des musiciens - et ne tardèrent pas à me donner raison: l'homme à la demi-poire a déroulé une banderole, qu'il a ensuite clouée à la face avant du socle en bois qui leur servait de scène; il y était écrit: monsieur Tassoureau et son Orquess.
Cependant, quelques badauds ont commencé d'approcher - et la pluie de tomber: resté dans ma voiture de location, stationnée à côté d'une laverie, à manger un sandwich au bleu, les premières gouttes coulaient sur mon pare-brise. Quand il y en a eu trop et que je ne voyais plus dehors, je suis sorti pour y voir de plus près.
C'est qu'il y avait foule déjà, et j'entendais dire, ci et là, C'est qui ces nains? Tout le monde était mouillé. Je me suis fait une place entre deux jeunes filles.
L'homme aux pots (le plus petit des trois) s'est agité. Il se secouait de tout son long, et c'était une horrible cacophonie de verres entrechoqués, qui a déclenché les premiers rires. Le plus sérieusement du monde cependant, notre homme tortillait du cul, balançait les bras, levait une jambe. Celui au tube, soufflant du nez, a alors émis comme un affreux sifflement dont il modulait la fréquence en expirant plus ou moins fort - s'arrêtant parfois pour aspirer par la bouche. Les rires ont redoublé. L'adolescente à ma droite en pleurait. Puis, accompagnant les deux premiers, celui qui m'avait l'air d'être Tassoureau a gratté les cheveux de sa poire directement à la main, pour en sortir un son très faible et que, ma foi, je n'avais encore entendu nulle part: à cheval entre l'élastique, et le poil de brosse. Alors, autour de moi, ça s'est mis à siffler et à insulter.
La pluie nous unissait tous à ce triste spectacle, nous y embourbait - et je me demande maintenant ce qui a fait qu'aucune des têtes de brute debout parmi les spectateurs n'est pas montée pour aller se défouler sur monsieur Tassoureau et son Orquess.
Les premiers ont commencé à partir - en courant, l'averse devenait sérieuse. De la centaine de personnes qu'ils avaient réussi à ameuter ne restèrent bientôt plus que quelques dix ou onze courageux - dont deux poivrots qui dansaient et, on aurait dit, appréciaient. Tassoureau et ses musiciens y allaient toujours de bon coeur, trempés jusqu'aux os, les yeux fermés tous les trois. J'avais remarqué, dans cette horreur de bruits sans nom, quelques petites variations, je ne dirais pas rythmiques, je ne dirais pas mélodiques, mais enfin des variations, qui me laissaient croire qu'il allait y avoir autre chose. Et en effet, au bout d'un quart d'heure, Tassoureau s'est mis à chanter.
Quel nom pourrait porter un cri dans lequel on entendrait, à la fois, le brâme d'un cerf, les gémissements d'un chien malade, et une sorte de hoquet? Le pauvre Tassoureau les a tous fait fuir, tous, jusqu'aux derniers, jusqu'aux deux poivrots, partis apeurés. Mais je suis resté.
Un ciel comme celui-là aurait déprimé n'importe qui. J'ai l'âme sensible au climat - autre point commun avec Piponin. Et la couleur grise du ciel à ce moment ne demandait qu'à me la tirer vers le bas. Mais elle tenait bon.
Et là, là, c'était comme si mes oreilles s'étaient d'un coup mises à comprendre: la musique, la voix de monsieur Tassoureau m'ont comme retourné; je me suis mis à trembler,- et puis à pleurer. Rien n'avait jamais été aussi beau que cette musique,- tout m'était clair maintenant,- je n'avais plus peur de la mort!
Je suis resté là une heure, seul, sous l'orage, devant les nains et leurs sons, absolument vide de moi-même et traversé violemment par le Monde. Et, dans un bref éclair de lucidité, j'ai compris ça: Tassoureau, c'était évident, ne chantait pas pour moi. Et il ne chantait pour personne. Alors je suis parti, soulevé par un vent inouï, laissant là l'Orquess, à qui ça ne me servait à rien de dire merci - et quittant le village assailli par les éclairs pour aller me nourrir dans une friterie gigantesque à Chambreton.